chapitre premier
Lorsque le Gnome se rendit compte que le chef de train allait les abandonner sur cette voie perdue, il se mit à courir de toute la vigueur de ses petites jambes, ce qui amusa énormément les voyageurs aux visages asiatiques de l’omnibus. Le Gnome portait une combinaison isotherme retaillée mais qui formait des plis et accroissait la lourdeur de sa démarche. Il essayait d’attirer l’attention du chef de train en agitant quelques billets crasseux. Mais ce fut le mécanicien de la loco qui l’aperçut le premier et qui se pencha par le sas de sa machine pour lui demander ce qu’il voulait.
— Tamponnez notre wagon, supplia le Gnome, tamponnez-le, que nous puissions au moins atteindre la petite station là-bas.
— Ce n’est pas prévu par le règlement, dit le mécanicien aux yeux bridés. Vous pouvez trouver un remorqueur ou encore louer des volontaires.
Puis il aperçut vraiment les billets, sortit de son sas, les yeux exorbités :
— Ce sont des dollars transeuros ? Ce sont bien des transeuros ?
— Oui, dit le Gnome désolé ; tout ce qui me reste.
— Donnez ça et remontez vite dans votre wagon, attention à la secousse, hé ?
Lorsqu’il vit le Gnome revenir, Jdrien échappa aux bras de Miele et se mit à courir vers son père adoptif. Il se déplaçait à une vitesse ahurissante et le Gnome dut lui tendre les bras, le jucher sur son cou pour poursuivre vers le wagon immobilisé après l’aiguillage. Le train omnibus manœuvrait par saccades avec des grincements et des coups de tampons terribles.
— Vite, haleta le petit homme, embarquez, embarquez.
Ils n’étaient plus que six survivants du cabaret Miki. Plus Jdrien. Le wagon était une très vieille voiture transformée en chariot de Thespis par l’ingéniosité du Gnome. Ils erraient dans les immensités sibériennes, donnant des spectacles dans les voksali où n’existaient pas des récepteurs télé.
En hâte ils embarquèrent et se cramponnèrent. Il était temps. Le mécanicien venait tamponner le wagon pour l’expédier vers la station perdue dans les congères de glace. Kapousta Voksal, la « station du chou ». On y cultivait du chou que l’on transformait en choucroute sur place. Les champs étaient sous igloos de glace immenses, avait-on dit à la troupe. Les gens qui travaillaient là ne voyaient jamais rien, ne sortaient pas souvent, ne connaissaient pas la télévision. On leur avait promis un succès et ils y avaient cru à moitié.
Le choc fut si rude que le wagon faillit sortir des rails et se renverser dans une congère. Il tangua à plusieurs reprises.
— Saleté de mécanicien, hurla le Gnome qui tenait Jdrien contre lui en se cramponnant de l’autre main à son siège. Il se moque de nous. Ça nous ôtera de la vitesse et nous n’atteindrons pas la cité.
Le wagon finit par retrouver son équilibre et par rouler normalement mais bientôt sa vitesse faiblit. Une première butte fut franchie dans un silence général angoissé, une seconde faillit arrêter la course mais il ne franchit jamais la troisième et repartit en arrière, le temps que Lalio le fildefériste bloque les freins.
— Chiens de Sibériens, hurla le gros Tonguy qui suçait une couenne de renne ; ils finiront pourris dans la glace !
Ce qui était une injure très grave dans cette concession. Le Gnome descendit et regarda la voie secondaire qui disparaissait derrière une congère sans dévoiler le dôme ou la verrière de la station.
— Ça pue la choucroute, dit Miele en le rejoignant.
Elle empestait la graisse rance. Depuis une semaine ils ne se nourrissaient que de couennes de renne achetées à bas prix dans une station d’élevage. Un plein tonneau. Tous puaient. Même Jdrien, qui lui avait droit à des vivres plus rares, du soja par exemple ou de la viande quelquefois.
— Un remorqueur va nous prendre notre dernier argent, dit le Gnome. Il faudrait des Roux. On les paierait en couennes de renne.
L’enfant lui fit sentir sa réprobation. Mentalement.
— Excuse-moi, dit le Gnome confus, mais eux seuls accepteront un si maigre salaire. Nous ne pouvons rester sur ce réseau sans encourir une amende. Le chef de station va nous découvrir et gare à nous !
— Tu ne trouves pas que ça pue la choucroute, dit Miele. Malgré ce froid atroce… Je ne sais pas si je pourrai supporter cette odeur plus d’une soirée. Tu as signé pour huit représentations ?
— C’était ça ou rien. Qui se dévoue pour aller chercher des Roux ?
Lalio hocha la tête :
— Je veux bien y aller mais ce sera deux doigts de vodka au retour, le Gnome.
— Comme tu voudras, mais fais vite. Il faut au moins vingt Roux.
Lalio s’en fut en équilibre sur un rail. Il paraissait glisser. Ils remontèrent dans le wagon en conservant leur combinaison. Seul l’enfant ne redoutait pas ce froid moyen et, dehors, il n’avait besoin que d’une fourrure. Sa mère Rousse lui avait transmis une partie de sa résistance thermique mais d’où pouvaient bien venir ses dons de télépathe ?
Sur l’autre voie – il y en avait quatre en tout – passa une draisine fermière chargée de choux congelés. Le conducteur, gros, rouge avec des yeux réduits à deux traits obliques, se retourna longuement pour regarder le wagon décoré de peintures maladroites mais phosphorescentes.
— Choucroute à volonté ce soir, annonça le Gnome. Porc également. On bouffera toujours à défaut de toucher quelques taels.
— Hé, dit Miele, tu avais pourtant dit que nous aurions l’équivalent de deux cents dollars.
— Les paysans sont les paysans… Ici c’est une ferme collective qui appartient au général Chekarine. En récompense de services rendus à la Compagnie Sibérienne.
— Un village collectif donné à un seul homme, comment est-ce possible ? dit Margane qui s’était découvert des dons de magicienne depuis la fin du cabaret Miki.
Les autres avaient fini par mourir du scorbut dans ces contrées hostiles. On ne les avait jamais internés vraiment mais on les maintenait à l’est de la Concession, dans les zones les plus glacées, les plus pauvres.
Ils espéraient toujours descendre vers le sud, retrouver l’Australienne, première étape avant de revenir chez eux en Transeuropéenne.
— Encore un de ces bouffeurs de choux, dit le gros Tonguy.
Enfouie dans les toiles du décor, Inis dormait. C’était la plus âgée des trois femmes, la plus frêle, la plus fragile. Mais le soir, sur scène, elle se transformait en ingénue, en Belle au bois dormant, en princesse des Mille et Une Nuits. Le Gnome leur faisait jouer de très vieilles histoires qu’il lisait dans deux ou trois livres datant d’avant l’ère glaciaire.
Le paysan ralentit et ils espérèrent stupidement qu’il allait leur proposer son aide. Mais il continua en se retournant. Lui aussi transportait des choux, une montagne de choux congelés.
— Voici une draisine de service, dit le Gnome.
Le chef de la petite station en personne qui venait les prier de dégager ses voies. Un petit homme au front têtu qui ne voulait rien entendre. Il n’admettait pas que leur wagon ne soit pas automoteur. Il n’admettait pas qu’ils soient en train d’attendre un moyen de traction, il n’admettait rien.
— Un ami est allé chercher les Roux de votre station.
— Ils doivent déblayer la glace de la verrière, ne sont pas faits pour tirer des wagons. Je vous envoie un remorqueur.
— Mais pour combien ? s’affola le Gnome.
— Cinquante tells.
— Je refuse, je ne peux pas payer. Les Roux ne demanderont que des couennes de renne.
Du moins il l’espérait. À nouveau il perçut la désapprobation de Jdrien, pourtant installé dans le wagon. Comme une chiquenaude dans la nuque.
— Une heure pour venir ici, deux pour pousser le wagon. Vous encombreriez trop longtemps le réseau.
— Combien de convois par jour, demanda le Gnome furieux, dix ?
— Douze, et même quinze quand le général va à la chasse avec sa suite.
— Donc je ne dérange pas, dit le Gnome, et je préfère attendre les Roux qui pousseront mon wagon pour pas grand-chose. Jdrien, je t’en prie, je m’efforce de régler cette affaire au mieux. Les Roux recevront autant de couennes de renne que nous pourrons leur en donner.
— Trop contents de leur refiler cette saleté, grogna Tonguy qui pourtant n’arrêtait pas d’en sucer.
Il descendit du wagon et sa corpulence impressionna le Mongol chef de station, de petite taille.
— Un peu de vodka peut-être, proposa le gros, ça améliorerait les relations.
Margane sans attendre dénicha la bouteille entamée et la leur tendit par le sas. Le chef de station secoua la tête mais bientôt prit une longue gorgée, toussa, cracha mais recommença.
— Hé ! regardez, c’est Lalio qui revient avec des Roux.
— Pas possible, dit le Gnome. Il n’aurait jamais pu faire aussi vite.
Le chef de station trouvait ça très bizarre lui aussi et regardait les comédiens, le wagon puis la file de Roux qui approchaient, avec la même réprobation.
— Je les ai trouvés qui venaient, annonça joyeusement Lalio. J’ai compris qu’ils savaient que nous les attendions. Un miracle de plus.
Ils commençaient à se douter que Jdrien possédait d’étranges facultés mais pour l’instant acceptaient le fait sans trop compliquer la vie de l’enfant. Le Gnome craignait qu’un jour ils n’exigent de lui d’autres services.
Les Roux se répartissaient de chaque côté du wagon tandis que le Gnome jetait des aussières. En silence les Hommes et les Femmes du Froid nouèrent leur remorque et se tinrent prêts. Le chef de station en restait muet de surprise. Il dut remonter dans sa draisine de service pour précéder le convoi. Les Roux tiraient avec une sorte d’allégresse qui contrastait avec leur habituelle apathie lorsqu’ils raclaient la neige sur les dômes et verrières des villes. Le Gnome s’approcha du gosse et lui caressa la tête. Pas deux ans et déjà tant d’idées, c’était assez stupéfiant tout de même.
— Dis, le Gnome, chuchota Margane à son oreille… S’il était sorcier, le petit ?
Depuis qu’elle faisait des tours de magie, elle commençait à croire au surnaturel, celle-là.
— Tu es folle… Juste de la transmission de pensée, rien de plus.
— Justement, pour le spectacle… Tu imagines ?
— Si tu te fourres cette idée dans la tête et dans celle des autres, moi je vous laisse tous tomber, menaça le nain.
Le wagon roulait à une petite vitesse assez surprenante. Les Roux couraient en tirant et le faisaient avec entrain. Devant, le chef de station se retournait sans arrêt pour marquer sa stupeur.
Au détour d’un chaos de congères, la station apparut. Une antiquité, vraiment. Une verrière en forme de tunnel qui protégeait les maisons mobiles et, à perte de vue, des serres en forme d’igloo, construites en glace transparente mais dure, au sol chauffé par des conduites de vapeur. Une grosse installation thermique se trouvait en bout du tunnel et son halètement emplissait la petite cité d’un bruit de soufflet de forge.
— Ça pue, mais qu’est-ce que ça pue, s’esclaffait Miele qui à bout de nerfs ne pouvait plus que rire.
L’odeur aigre de la choucroute devenait vite obsédante mais peut-être pour quelques heures seulement. Par contre la station était très bien chauffée.
— Kapousta Kislaïa Voksal je t’aime, s’écria le gros Tonguy en sautant sur le quai. Il fait bon chez toi, mère de la choucroute.
Le vieux quai écarté où on les avait relégués grouillait de curieux de tous âges et des deux sexes. Ils portaient de merveilleux vêtements capitonnés et brodés. Le gros Tonguy se mit à bondir, à faire des sauts périlleux, des roues, et c’était stupéfiant chez un homme de ce poids.
Le Gnome se hâta de payer les Roux qui ne pouvaient supporter ces quatorze degrés plus de quelques minutes. Ils haletaient et leurs glandes sudoripares étaient en train de s’enflammer tant elles étaient surmenées.
Ils emportèrent des pleines mains de couennes de renne et Jdrien les accompagna jusqu’au bout du quai avant que Miele alertée n’aille le récupérer.
Tout d’abord il fallait préparer la scène, puis se maquiller. Le Gnome voulait que ce soir-là ils jouent de petites scènes, fassent des numéros.
— Demain nous monterons un spectacle plus long.
Une draisine particulière, neuve et silencieuse, s’immobilisa à leur hauteur. Un couple de paysans en descendit avec des marmites.
— De la part du général Chekarine, directement de ses cuisines, annoncèrent-ils.
Ce n’était pas de la choucroute mais des viandes en sauce, des volailles et des poissons. Rien que des mets rares et d’un prix fabuleux pour les paysans de Kapousta Voksal.
— Je dois aller lui présenter mes salutations, dit le Gnome qui embarqua dans la draisine particulière.
Il pensait que le général maître du pays habitait un palais comme aimaient s’en faire construire les notables de la Compagnie Transeuropéenne.
Le général, en fait, habitait une yourte en véritable feutre. Une yourte immense qui abritait la maisonnée du général, soit une centaine de personnes. Une yourte qui, à l’intérieur, possédait deux étages, des couloirs, tout un aménagement en bois huilé.
Chekarine était en train de dîner dans une salle à manger immense où brûlait du feu dans une cheminée. Le feutre de la yourte ne servait que d’enveloppe isolante mais tout l’intérieur était bâti.
— Tiens, voilà le directeur du théâtre ambulant ! s’exclama le gros homme aux sourcils énormes.
Ce n’était pas un Mongol mais un Sibérien de l’ouest, avec la peau blanche et des yeux très bleus, non bridés.
Il lui fit servir une vodka et une assiette de petits beignets salés.
— Je n’irai pas vous voir ce soir mais demain. Après la chasse.
— Quelle chasse, Votre Excellence ?
— Le loup et le tigre des glaces. Il en reste quelques-uns encore.
— Je les croyais disparus.
— J’en tue deux par an. Mais seulement moi. Les autres peuvent se multiplier. Je chasse aussi les Roux sauvages. Nous avons besoin de main-d’œuvre. Dans le sous-sol nous exploitons une mine de lignite pour notre centrale d’énergie. La Compagnie ne peut fournir de l’électricité dans ces régions éloignées. C’est très difficile de vivre si loin mais c’est mon destin et je ne m’en plains pas.
Le Gnome se rendit compte que le général était amputé des deux jambes et utilisait un fauteuil à roues.
— Il y a vingt ans quand j’ai maté la rébellion des provinces du nord-est. Je suis tombé dans un piège et ils m’ont attaché dans un puits de glace. Les deux jambes sont parties en lambeaux avant qu’on ne me délivre. La gangrène s’est arrêtée aux portes de mon tronc et par bonheur a épargné ma virilité, si bien que j’ai pu encore avoir mes six enfants. Il y en a quatre ici. Tous des garçons, les filles sont avec les femmes, comme de bien entendu.
— Nous donnons un spectacle dès ce soir, Excellence. Nous avons grand besoin de vivres.
— Est-ce vrai que vous avez connu le colonel Sofi, le roi des cavaliers ?
— Oui, Excellence, c’était sur le front. Notre théâtre était plus grand alors. C’était tout un train.
— Un train ? s’exclama le général en puisant dans un plat un gros pilon d’une volaille inconnue. Un train ? Et vous voilà amputés vous aussi, réduits à un seul wagon pourri ?
— Les autres sont morts du scorbut et de bien d’autres choses, Excellence. J’ai réussi à sauver un wagon, quelques décors, quelques comédiens et nous voici.
— Et cet enfant dont on me parle, à qui est-il ?
— Il est le fils d’une comédienne arrêtée pour le meurtre d’un officier qui tentait d’abuser d’elle. Cette femme qui se nomme Yeuse se trouve depuis des mois dans un train-bagne. J’ignore où.
Le général cessa de mordre dans sa cuisse de volaille pour fixer le Gnome. Il attendait de ce dernier un supplément d’explication que le nouveau directeur de la petite troupe lui donna.
— À la suite de ce drame, nous fûmes envoyés dans ces régions. On nous abandonna sur les quais d’une minuscule station sans ressources où nous ne pouvions plus donner de représentations. Les gens en avaient assez de nous. Alors beaucoup des nôtres sont morts du scorbut et de maladies diverses. Un jour on nous a laissés repartir.
— Ici on aime le théâtre, décréta le général en jetant son os à moitié rongé. Oui, on aime. Il y aura des fermiers de partout pour assister aux séances. Huit jours. Vous repartirez avec des vivres et de l’argent. Mais vous n’avez pas de loco, même pas un wagon automoteur ?
— Nous dépendons du bon vouloir des chefs de station, des entrepreneurs, des particuliers. On nous abandonne souvent à notre triste sort en pleine campagne…
— On dit que les Roux sont venus vous tirer de votre position, comment cela s’est-il fait ? Je ne comprends pas. Ces lourdauds qui besognent sur nos têtes ne veulent jamais comprendre rien à rien. Et les voilà qui quittent la verrière pour aller vers nous. Que s’est-il passé ?
— Je l’ignore, dit le Gnome soutenant le regard bleu du général.
Curieusement on ne voyait plus guère de regards de ce type depuis que l’ère glaciaire régnait sur la Terre à la suite de l’explosion de la Lune. La Lune qui formait une épaisse toile de poussière autour de la planète, comme une toile d’araignée du temps jadis.
— Vous pouvez rejoindre les vôtres. On vous fournira ce que vous demandez. J’enverrai quelqu’un demain matin.
Il dut rentrer à pied le long de l’immense verrière en tunnel. Il sautillait d’un quai à l’autre, longeait des maisons coquettes, peintes de couleurs vives, fleuries artificiellement. Au-dessus de lui, c’était la nuit profonde et il ne distinguait aucune silhouette de Roux. On finirait par trouver bizarre qu’ils soient venus sur une simple intuition. Pourvu que ceux de la troupe ne boivent pas trop et ne parlent pas à tort et à travers des pouvoirs de l’enfant.
La foule était toujours agglutinée devant la scène que constituait le wagon quand on ouvrait le côté. Mais il y avait un grand rideau rouge rapiécé. Les membres de la troupe dévoraient la nourriture du général derrière ce rideau. Dans la foule, une grosse femme faisait des beignets, un homme vendait une boisson chaude qui paraissait être du thé, et des enfants vendaient également des sucreries. L’accueil était le plus encourageant depuis des semaines. Kapousta Station était vraiment une aubaine, un lieu si éloigné que les gens devenaient curieux de rien. Ils allaient leur en donner pour leur argent.
Les autres paraissaient repus, un peu ivres. Il y avait des bouteilles de vodka vides, des yeux qui brillaient trop.
— Nous allons leur faire plaisir, annonça-t-il. Vous devez vous surpasser. Désormais nous irons dans des stations comme celle-ci, aux confins de la Concession, en essayant de nous rapprocher du sud, de l’Australienne. De là nous pourrions demander à être reconduits chez nous.
— Chez nous, s’écria Margane, puis elle fondit soudain en larmes et Miele dut se lever pour la consoler.
Le gros Tonguy s’en mêla aussi, en profita pour les caresser un peu trop attentivement et elles finirent par en rire en essayant de lui barbouiller le visage avec un tube de fard.
— Il faut se préparer, disait le Gnome, mais il savait qu’ils seraient tous fin prêts à l’heure.
Malgré leur déchéance, la pauvreté du décor et du texte, ils étaient tous des professionnels de la scène.
Lorsque Lalio apparut sur son fil de fer accroupi et déguisé en oiseau féerique, une sorte d’autruche de jadis avec une crête énorme sur la tête, il y eut un moment de stupéfaction parmi les spectateurs, puis Lalio se releva et commença à danser.
Margane devait lui succéder avec ses tours de magie. Elle devenait très forte, savait faire apparaître et disparaître une foule de choses et Jdrien faisait partie de son spectacle. Il se glissait dans des espaces réduits, n’importe où, pour réapparaître à volonté.
— Demain je veux un chou, un gros chou, dit Margane lorsqu’elle eut salué les spectateurs. Je le creuserai, je le remplirai d’eau et puis ensuite c’est Jdrien qui apparaîtra à la place de la flotte. Donc il me faut deux choux.
— Tu les auras, promit le Gnome qui jouait du violon de façon très émouvante et dans n’importe quelle position, même la tête en bas, même avec l’instrument dans son dos.
Il faisait des tas de gesticulations sans que jamais la musique ne cessât.
Ils avaient pu se brancher sur le réseau électrique local et désormais leurs cabines sises de chaque côté de la scène furent très chaudes lorsqu’ils allèrent se coucher et le Gnome en profita pour faire la toilette de Jdrien. Il fallait entretenir cette fourrure qu’il avait sur le ventre et les cuisses, sinon le port des vêtements et la chaleur la rendaient terne et provoquaient une chute des poils. Le Gnome voulait que Jdrien reste toujours le beau métis d’Homme et de Roux qu’il était.
— Ceux de la race de ta mère ont de belles fourrures fauves, cuivrées. Ils sont magnifiques et je comprends ton père Lien qui a aimé ta mère à la folie. Mais tu sais, ce n’était pas facile entre un Homme du Chaud et une Femme du Froid. Imagine un peu… Lui ne pouvait pas affronter les moins trente, les moins cinquante, et elle défaillait à zéro degré. C’était un amour impossible, une provocation, un pari fantastique et pourtant tu es là et Lien s’est occupé de toi longtemps, puis Yeuse, et maintenant c’est moi.
Miele aussi s’en occupait, mais parfois elle sombrait dans de longues rêveries dépressives et oubliait ses devoirs envers l’enfant. Alors le Gnome préférait veiller lui-même à ce qu’il soit propre, bien nourri et en sécurité. Il aimait cet enfant comme jamais il n’avait aimé personne et se refusait d’envisager qu’un jour il devrait le rendre à Lien Rag. Ou que Yeuse, qui était sa mère adoptive, pourrait aussi le lui réclamer.
— Il faut que tu sois prudent. Lorsque tu as demandé à tes frères Roux de descendre de la verrière pour venir nous aider, tu as commis une imprudence. Les gens se demandent comment ils ont su que nous avions besoin d’eux. Je t’en prie, petit velu, tâche de ne pas recommencer tant que nous sommes dans cette station.
Il crut comprendre que Jdrien le promettait. C’était difficile à expliquer, mais il éprouvait une sorte d’apaisement que lui communiquait Jdrien lorsqu’il était en harmonie avec lui.
— Je vais voir si tout est en ordre et je reviens dormir avec toi.
La scène était refermée pour former un volant thermique. Dans les cabines on dormait ou on jouait aux cartes. Il semblait que le gros Tonguy ne soit pas en train de ronfler.
— Il y a une sorte de taverne non loin d’ici, dit Margane qui distribuait les cartes en fumant un cigare infect. Il a dû aller faire un tour.
— Il va s’enivrer et je n’aime pas ça, dit le Gnome.
Tous savaient pourquoi. Tous protégeaient l’enfant de Yeuse sans arrière-pensée. Même Tonguy. Mais lorsqu’il buvait, il n’était plus le même homme.
— Ne t’inquiète pas, murmura Miele, il ne commettra pas d’imprudence mais c’est notre première soirée de bonheur depuis longtemps. Le public a été si sympathique. Ils doivent le remplir de vodka sans le laisser parler et d’ailleurs il ne connaît que quelques mots de leur langue.
— Je n’aime quand même pas ça, dit le Gnome, mais je ne suis pas un dictateur et c’est vrai que les gens d’ici ont l’air si gentils.